Sable [Ch.16]

« Le naturel de ma fée les a stoppés net, aucun ne m'a adressé le moindre regard. Le gars a juste dit: "Alors une prochaine fois, bon après-midi", et ils sont allés plus loin, jouer à trois. Cela m'amène à une réflexion à notre égard. Si nous commencions à déjà croire en nous, à ne pas nous auto-considérer comme "différents" ? Face à l'aplomb, à la conviction de ma fée, ces gars n'ont eu aucune réaction quant à mon genre. Aucune velléité à notre égard non plus. Ma fée leur a communiqué son naturel, le naturel avec lequel elle perçoit notre relation naissante. A-t-elle fait un nouveau miracle, les a-t-elle ensorcelés, ou nous a-t-elle encore une fois, sous ses airs d'apparente innocence, montré le bon chemin ?

Cette question est trop existentielle pour ma petite tête, aussi préféré-je me recentrer sur des choses plus concrètes, la main de ma fée serrant la mienne, nos sentiments l'une pour l'autre. Plus que l'inverse, c'est elle qui m'a choisie. Moi je ne demandais simplement pas mieux. Je sais que je ne suis qu'au tout début de mes surprises avec elle, qu'elle va sûrement mettre à mal tout ce que je me suis forgé de certitudes. Déjà est-ce le cas de la première d'entre elles, que les fées n'existent pas. Sa main dans la mienne, elle a le visage tourné vers moi, elle me sourit comme elle sourit à la vie. Elle n'a pas d'ailes, pas de poudre brillante, pas de baguette magique, mais elle a ce pouvoir d'éclairer de couleurs intenses le gris de la réalité. Simplement comme ça, simplement naturellement. Bonne fée c'est son métier. Elle s'est posée contre moi, comme elle s'est allongée près de moi. J'en suis fière et heureuse. Je veux la garder et qu'elle ne s'envole jamais. Oh, pas prisonnière, pas contre son gré, quand bien même je ne le pourrais pas. On ne garde pas une fée prisonnière. Je veux tout faire pour tenter de continuer de la mériter. Quelle vanité !

Est-ce qu'il existe des fées pour chacun et chacune de nous, ou suis-je la seule à en avoir une ? Se posent-elles au gré des missions qui leur sont affectées, ou ont-elles leur libre arbitre ? Est-ce qu'elles interviennent auprès des personnes qui en ont besoin, et quel serait le critère ? Suis-je une paumée, âme perdue sur un mauvais chemin, qu'elle a à sauver ? Et m'aime-t-elle vraiment, ou cela fait-il partie de sa mission ? Non, elle m'aime vraiment, je le crois sans vantardise. Je suis persuadée qu'elle est incapable d'un tel mensonge. Incapable de mensonge tout court. Une fée est forcément parfaite. "Ma" fée ? De quel droit revendiqué-je seulement sa possession, moi misérable mortelle ? Sa mission auprès de moi finie s'envolera-t-elle probablement secourir une, ou pire un, autre nécessiteux. Mon histoire est-elle seulement une histoire ? Je ne me sens pas une âme de veuve éplorée, fût-elle fausse. Une envie de pleurer me monte. J'aimerais serrer la main de ma fée pour qu'elle m'irradie encore de ses ondes bénéfiques, mais si je le faisais elle me repèrerait, et ma soudaine tristesse déteindrait sur elle. Je croyais devoir être forte pour deux, j'ai compris que je ne serai jamais à sa hauteur.

C'est gagné, maintenant je pleure. J'essaie de le faire en silence, que seules mes larmes témoignent de mon état intérieur. Je n'espérais tout de même pas duper ma fée ainsi. Elle a forcément remarqué que ses ondes bénéfiques ricochaient sur ma carapace de désolation. "Que vous arrive-t-il ? Pourquoi de nouveau une telle tristesse ? Allons, confiez-vous donc à moi, je suis là pour ça." Je me dis qu'elle confirme là toutes mes craintes, qu'elle s'envolera son travail terminé. Je pleure désormais à chaudes larmes, que le soleil ne peut plus sécher. Je l'aperçois qui approche sa bouche. Elle boit mes larmes avec ses baisers. Elle m'apaise mais ne me console pas. Je tourne la tête vers elle. Elle profite de l'occasion qui lui est ainsi offerte pour se jeter sur ma bouche en un fougueux baiser auquel je m'abandonne finalement. S'il ne doit exister de futur, alors autant vivre à fond le présent ! De sa main libre elle caresse ma joue.

Une ombre nous extrait de notre douce occupation. C'est un enfant qui vient récupérer un volant en plastique, tombé près de nous. "Pardon m'sieur-dame", dit-il distraitement, en repartant. Nous pouffons de concert. Je ne pense pas qu'il ait confondu l'une de nous avec un gars, mais davantage que dans son référentiel si deux personnes s'embrassent ainsi, il ne peut s'agir que d'un homme et une femme. J'ai perdu le fil de ma tristesse. Ma fée s'en réjouit. Cependant elle me questionne quand même sur la raison de celle-ci. Je réponds: "Me quitterez-vous, une fois votre mission finie ?" Elle écarquille les yeux: "Une mission ? Quelle mission ? Et pourquoi croire que j'aurais la moindre intention de vous quitter ? Ca n'a aucun sens ! Bien qu'il soit encore fort tôt pour pouvoir l'affirmer avec certitude, je suis sûre d'avoir trouvé en vous la femme de ma vie. Aussi promettez-moi de ne plus dire de telles bêtises, sauf si vous voulez me rendre triste." Ca y est, elle a percé la carapace qui m'enveloppait. »

-MyLzz59-