Sable [Ch.17]

« "Venez ! Apparemment ça ne vous réussit pas de rester à bronzer." Je ne réponds pas, elle ne m'en laisse pas le temps. Avant même la fin de sa phrase elle est debout, et me tire par la main. Je proteste mollement et la suis. Elle s'accroche à mon bras, soupire profondément. C'est du bonheur, et elle me le communique. Une nouvelle séance d'ondes positives qui me remettent d'aplomb. Ma fée ne dit plus rien, elle écoute mon humeur repasser au beau fixe. Avec elle à mon bras, je me fais l'effet de parader fièrement. Je perçois bien, ou devine, des regards interrogatifs, désapprobateurs, jaloux, ou simplement étonnés devant notre couple. Mais je les ignore. Cette fée est à moi. Ils peuvent penser ou dire ce qu'ils veulent, moi je suis heureuse, et décidée à ce que rien ne vienne y mettre un terme. Je suis au tout début d'une merveilleuse histoire d'amour, puisque c'est avec une fée.

Un cliché me traverse l'esprit: j'ai l'impression de me voir en marié, queue-de-pie et haut-de-forme, avec ma promise à mon bras. Quoiqu'une robe de mariée lui laissant les seins nus… Je m'en amuse. Ah, le mariage. Si, à force d'afficher malgré son caractère pourtant évident que nous ne sommes ni plus ni moins que des personnes normales qui aspirent au même bonheur que les autres, nous parvenons à ce que ce droit légitime nous soit enfin accordé, alors oui je me sens prête à épouser ma fée. A donner à notre union une reconnaissance officielle qui ne puisse être mise en doute. Sauf que je ne me travestirai pas en homme, je suis une femme qui aime les femmes, ça ne fait pas de moi un homme ! Nous serions toutes deux en blanc, moi dans une robe assez simple et surtout pratique, ma fée dans une robe de princesse, forcément, inouïe et scintillante. Elle serait bien entendu vraiment la plus belle, tous la regarderaient avec envie, mais c'est à moi, et moi seule, qu'elle dirait son oui pour la vie…

"Oui, je le veux." Elle me regarde en souriant: "Vous voulez quoi ?" Je venais de parler tout haut, là. Oups ! Mais devant son sourire malicieux, je suis en confiance. "Notre façon de nous promener me faisait l'effet de vous conduire à la mairie. Je sais c'est idiot…" Je l'entends rire. "Oh non, c'est juste prématuré. Mais un jour sans doute le moment viendra. Et ce jour, moi aussi je vous dirai: Oui, je le veux." Quand je disais que je n'étais pas au bout de mes surprises avec elle !

Je m'arrête, et me retourne vers elle. Je la fixe en silence. Elle me propose ce qui lui apparaît comme une évidence: "Ben oui, les personnes qui s'aiment finissent toujours par se marier…" Pourquoi, sorti de sa bouche, tout me semble si accessible ? Elle poursuit: "Depuis toute petite, je m'imagine ce jour. Je serais dans une robe toute de dentelles et de paillettes. Une robe au volant si large… Mais après la cérémonie je l'enlèverais. Pas toute la robe, évidemment, juste cette partie, pour pouvoir danser, et danser, dans vos bras, jusqu'à ce que nous nous éclipsions pour notre nuit de noces." Vaste programme ! "Je ne vous apprendrai pas que je n'avais jamais imaginé mon prince charmant à votre effigie. Mais je n'en suis que plus heureuse, car cela rend notre rencontre encore plus fantastique !" Ca, pour être fantastique… "J'ai tant à apprendre de vous, mais je ne demande qu'à m'appliquer."

Intérieurement, mon colosse aux pieds d'argile vacille. Avec un naturel dont elle seule a le secret, elle vient de me faire là, et en public, rien de moins qu'une demande en mariage. Comme si se marier entre filles était déjà chose courante ! Mille pensées désordonnées s'agitent dans ma tête devenue semblable à un hall de gare en heure de pointe. Vite, ma fille, avant que le ballon ne touche le sol… J'avoue que je suis prise de court. Jamais auparavant l'on ne m'avait amenée aussi loin de mes sentiers battus, moi qui ai quand même un peu vécu ! Je suis en terrain totalement inconnu, elle s'est affranchie de tous mes repères. Suis-je encore dans la vraie vie, ou déjà en route pour le Pays des Fées ? J'ai pour seule certitude que je ne suis pas en train de rêver, sagement endormie. Je ne sais en expliquer le pourquoi, mais j'en suis sûre. Cette déclaration en public était bien réelle, tout comme la propriétaire de cette paire de seins sur laquelle mon regard a dérivé machinalement, et qui attend ma réaction. Ah oui, je suis censée réagir. D'ailleurs, il n'y a pas que ma fée qui me regarde. Autour de nous, des personnes qui ont assisté à sa déclaration, spectateurs involontaires de ce qui leur a valeur de spectacle inattendu, sont suspendus à ma réponse. Instant surréaliste !

Je vois ma main s'avancer vers la joue de ma fée. Je ne pourrais affirmer si je suis toujours actrice de mon geste, ou devenue moi-même aussi un peu spectatrice. A mon contact, ma fée ferme les yeux, pour mieux profiter de la caresse. Mes yeux sont fixes, rivés sur son visage, mais j'aperçois pourtant une partie des gens autour. Je ne ressens nullement l'hostilité à laquelle je m'attendais. Mes caresses sur sa joue se font moins timides. Les yeux toujours clos, elle a entrouvert la bouche. Elle respire fort. Je… ne sais pas ce qui m'a pris: je me suis jetée sur sa bouche, j'embrasse ma fée sans la moindre retenue, malgré tous ces gens. Suis-je devenue folle ? Inconsciente ? Kamikaze ? Ma fée prend une part active à notre baiser, elle est d'ailleurs la première à oser la langue !

Nous sommes seules, mon esprit s'est coupé du monde. Mes sentiments ont vaincu ma raison. Je ne suis plus qu'une langue qui caresse sa langue, qu'une paire de lèvres collées aux siennes, qu'un cœur à l'unisson avec le sien.

Du bruit me sort de mon isolement, me rappelle que nous ne sommes hélas pas seules, me ramène sur cette plage où j'ai osé ce dont je ne me serais jamais crue capable: m'afficher aussi ouvertement. Ce n'est pas un sentier battu, c'est un principe foulé au pied… Ce bruit d'abord indéfini se précise. Comme des claps. De nombreux claps. Ils… ils… nous applaudissent ! C'est ça, ils nous applaudissent ! Je n'en reviens pas ! Le visage de ma fée rayonne. Quel miracle a-t-elle encore accompli là ? Nous prenons congé, avec de larges sourires, et repartons main dans la main. Nous récupérons nos serviettes, remettons nos vêtements, nous rechaussons au bas de l'escalier, et nous mettons en route en direction de ma chambre d'hôtel. Je tiens la main de celle qui déjà a enchanté mes vacances depuis hier, une fille dont j'ignore tout, excepté que ma vie sera désormais auprès d'elle. En tout cas, je vais m'y employer. J'ai une chance rare, un privilège extraordinaire, celui d'avoir été choisie par un être spécial, une créature fantastique, une fée humaine.

Elle n'a pas d'ailes, pas de poudre brillante, pas de baguette magique, mais elle a ce pouvoir qu'elle a utilisé sur moi, celui de graver de ses couleurs intenses un arc-en-ciel de bonheur par-dessus le gris de mon cœur. En apparence, je l'emmène jusqu'à ma chambre d'hôtel, mais concrètement c'est plutôt ma fée qui me conduit vers ma nouvelle vie… »

Fin

-MyLzz59-