« "Je devrais peut-être mieux me poser et manger quelque chose…" Excellente idée, ça ! Nous entrons sous un chapiteau isolé par des parois en plastique transparent. Des odeurs fortes nous assaillent. Nous choisissons une table de quatre places, afin de poser nos affaires, et nous nous faisons face. Peu après arrive un serveur en costume traditionnel de je-ne-saurais dire où, qui nous joue son numéro de la carte. Je ne l'écoute pas vraiment, je ne suis attentive qu'au regard fou de cette femme. Elle s'écrie, levant le doigt: "Ouais, on va prendre ça, ça a pas l'air mal !" Oups, j'aurais dû être plus concentrée, car je n'ai pas compris ce qu'elle nous a commandé. Mais bon, vu qu'elle me fixe avec ce regard qui en dit long et un sourire trop mignon, je baisse la garde, je lui souris aussi, avec l'idée persistante que je vais certainement le regretter.
"C'est quoi, ça ?" Un plat rectangulaire atterrit entre nous. Que dis-je, c'est davantage de l'ordre d'une brouette sans roue, voilà, un godet de brouette ! Je dois faire des yeux ronds comme dans les dessins animés, elle se met à rire: "Une délicieuse tartiflette, et le sommelier ne devrait pas tarder à nous amener le pousse-tartiflette !" Je me cache le visage dans les mains pour ne plus voir le spectacle, peine perdue, je pars dans un rire nerveux qui la contamine. Nous en venons aux larmes, dès que l'une essaie de se contenir, ça explose de plus belle.
Belle, oui elle est belle quand elle pleure de rire, quand ses yeux me supplient en vain de l'aider à se calmer. 'Faudrait que je me calme aussi… J'empoigne la fourchette, et me lance. Un plat aussi délicieux, ça se respecte. Mieux, ça s'honore ! Il me prend l'envie de le lui sortir, je la regarde du coin de l'œil, et comprends qu'il me vaut mieux renoncer. Elle saisit son verre, goûte, et me dit: "C'est pas un grand cru, mais ça va bien avec. On trinque ?" Je n'ai vu personne nous servir, occupée que j'étais sur mon extrémité du godet de tartiflette. La bouteille trône même à côté de celui-ci. J'attrape mon verre. "A quoi trinquons-nous ?", me demande-t-elle. "Heu… A nous ?", émets-je sans grande conviction. Je revois ce léger sourire qu'elle m'avait fait précédemment: "Très bonne idée, à nous, donc !" Nos verres s'entrechoquent. Nos regards aussi.
C'est vrai qu'elle est belle, son regard, surtout lorsqu'il est un peu fou comme en ce moment, doit faire des ravages chez ces messieurs. Je n'aimerais pas me retrouver en compétition avec elle pour le même homme ! Pour l'instant elle s'en fiche, elle lape entre deux bouchées de tartiflette avec appétit. Doucement mais sûrement, le godet se vide. La bouteille aussi, ce qui m'inquiète davantage, car j'ai encore à peu près conscience de ne pas en avoir descendu la majeure partie. J'observe du coin de l'œil son regard. Il est de plus en plus brillant, ses joues deviennent de plus en plus empourprées, mais c'est vrai que c'est bon !
"J'y renonce", s'exclame-t-elle en se redressant, après avoir fait son sort à une belle part de cette tartiflette. Attendais-je son signal pour en faire de même ? Elle répartit le fond de bouteille dans nos verres: "J'aimerais qu'on la termine ensemble", me propose-t-elle avec ce sourire malicieux. Je sens mes joues chauffer. Je l'attribue à un dépassement de ma dose maximale d'alcool, ai-je raison ? Pendant qu'elle a le nez dans son verre, le fou rire la reprend. Je la fixe: "Qu'y a-t-il ?" Elle lève les yeux: "Je crois que j'ai fait une bêtise. Mais une si bonne bouteille…" "Moi aussi", dis-je, "on est quittes…" Quittes ? Pourquoi ai-je sorti ça ? "Quittes ? Quittes de quoi ?", ajoute-t-elle, "On est pompettes, oui !" Nous pouffons de concert. Je cesse lorsque sa main se pose sur la mienne, près du godet délaissé. Je lui abandonne un sourire malgré moi. "Appelez le serveur, je vais régler, et puis…", et elle s'arrête. J'attends la suite. "Et puis je n'ai pas l'envie qu'on en reste là, mais je dois me rendre à l'évidence, je ne suis plus en état de poursuivre sur le marché de Noël. Je n'ai pas été une fille raisonnable, c'est bien fait pour moi…" Je fais signe au serveur, sans enlever ma main de la sienne, je crois qu'elle en a besoin. Je demande l'addition, il revient avec la douloureuse, la bouteille coûte plus cher que le godet de tartiflette, mais la femme qui ne m'a lâché la main que juste le temps de sortir son porte-monnaie refuse que je paie ma part.
Je l'aide à rechausser sa carapace, et nous quittons le marché de Noël, un peu en zigzag, tranquillement, main dans la main. Quelques minutes plus tard, nous atteignons la gare. Le train ne tarde pas à arriver, je l'accompagne dans le second wagon, "toujours quasi vide" selon elle. Effectivement. Je l'aide à se défaire de sa coquille, elle atterrit sur le siège près de la vitre, dans le sens de la marche. Je cale nos affaires et prends place à côté d'elle. J'aime son air un peu fou, qui témoigne de son état …"guilleret" ! Le train démarre, il nous secoue de gauche et de droite, inévitablement elle me bascule dessus, la tête sur mon épaule. Je la maintiens comme je maintiendrais une enfant, elle se laisse faire, elle sourit. Cette situation m'est curieuse, cependant elle ne me déplaît pas non plus.
Héé ! Ca chatouille ! Elle est en train de me faire je-ne-sais quoi dans le cou. Elle …m'embrasse ? Oui c'est ça, elle me colle des petits bisous dans le cou, et moi je caresse ses cheveux. Voilà ce que c'est que d'abuser de liquides alcoolisés, même si je me suis attachée à cette femme, ça conduit à des actes, heu… Et en plus j'ai l'impression d'aimer ça ! Je tourne la tête vers elle, elle relève le nez, et me sourit. Je souris aussi, un peu malgré moi. Son regard, d'aussi près, m'hypnotise. "Merci", me dit-elle. Comment ça, merci ? Merci de quoi ? "Merci de voler ainsi à mon secours, vous êtes comme un chevalier servant devant la damoiselle en détresse que je suis." "Chut", lui murmuré-je, "vous êtes sur le point de dire des bêtises." "Ou d'en faire", répond-elle en riant doucement. Allons bon… Elle se redresse, et moi je ne recule pas. Je fixe son visage, ce regard fou qui me fait un effet inattendu, se rapprocher dangereusement du mien. Immobile, j'attends qu'elle donne l'assaut, comme si j'étais persuadée qu'il ne pouvait y avoir d'autre issue. Mais l'assaut ne vient pas. Qu'attend-elle ? Voilà que je me mets à le désirer, cet assaut, qu'est-ce qui m'arrive ? Mon cœur bat lentement, au ralenti comme la scène qui se joue. Mais le sang dans mes veines, dans mes tempes, est sous pression, je le ressens, il cogne.
Quelque chose frôle mes lèvres, ce sont ses mots qui n'ont plus que quelques millimètres à franchir entre elle et moi: "Repoussez-moi maintenant, ou il sera trop tard !" La repousser ? Quelle idée… Nos hésitations ont dû agacer le wagon, car un cahot providentiel la plaque contre moi, me déséquilibrant au passage. Mais l'événement de l'instant, c'est nos lèvres collées. Elle est aussi interdite que moi, les yeux dans les yeux. Ca ne cogne plus dans mes tempes, mais dans mon cou. Son regard est différent. Ses yeux brillent, mais ne pétillent plus. Serait-elle sur le point de …pleurer ? Pourquoi ?
"Pardon, je… Je n'aurais pas dû, je…", dit-elle en se redressant. Je prends également une position moins acrobatique. Elle ne me regarde plus, elle fixe quelque chose droit devant elle, quelque chose qui probablement n'est visible que d'elle. Je m'inquiète: "Qu'y a-t-il ? Vous étiez à deux doigts de m'embrasser, et là soudain…" Elle m'interrompt d'une voix à peine audible: "Je ne sais pas ce qui m'a pris, sans doute l'excès d'alcool. J'ai présumé de la proximité qui s'était créée entre vous et moi. Je ne cherche pas d'excuse pour ce que je vous ai fait." Je la coupe à mon tour: "Justement, vous ne m'avez rien fait, enfin pas encore ! Je ne vous reproche rien, si ce n'est de vous être arrêtée." Je souris, cela s'entend dans ma voix: "Néanmoins, j'aimerais comprendre."
Elle tourne la tête vers moi, ses yeux sont ronds: "Vous… Vous ne me… ?" Je fais non de la tête. Son visage s'éclaire un peu. Elle poursuit: "Qu'y a-t-il à comprendre, qui ne soit lisible ? Lorsque l'on tombe amoureux, on aime avant tout une personne, au-delà de son genre. Pourquoi se poser une restriction, juste basée sur le sexe de la personne, ça change quoi ?" J'écoute sa tirade, je ne puis m'empêcher de la trouver si cohérente, qu'elle me convainc. "Enfin je peux comprendre que vous ne partagiez pas ma façon de voir les choses, même moi je dis ça, mais je n'ai jusqu'ici jamais rencontré de personne avec laquelle…" Elle se tait. Je regarde ses yeux si brillants. "Vous étiez à deux doigts de m'embrasser", dis-je. Elle soupire: "Je vous demande encore pardon, je…" Je pose malicieusement: "Je ne pardonne pas…" Elle ouvre la bouche, ne comprend pas. Je poursuis: "…de ne pas être allée au bout de votre démarche !" J'éclate de rire. Mon rire finit par la gagner. Le fou rire nous envahit de concert, comme lors de l'arrivée du godet de tartiflette. Puis soudain elle ne rit plus. Son visage est de nouveau à quelques millimètres du mien. Je me fige, l'instant est solennel. Y arrivera-t-elle davantage, cette fois ? Je sais que je le désire davantage que tout à l'heure, mais ne me demandez pas pourquoi. Ca cogne encore plus intensément dans mon cou, ça gagne ma poitrine, j'ai l'impression de ne plus pouvoir respirer, et en même temps de ne plus en avoir besoin dans l'immédiat. J'ai l'impression d'être réduite au minimum vital de moi-même, ma bouche, mon cerveau, mes yeux, tout le reste est comme désactivé, éteint, afin de ne pas disperser l'effet qui se prépare à exploser en moi. Contact. Contact labial. Je sens son souffle entrer en moi. Je ne saurais le décrire autrement que par ces deux mots: "Délicat prélude". Je ferme les yeux. Aussitôt l'espace encore présent entre nous se referme, je tends les lèvres. Une langue caresse la mienne. Ma respiration reprend, une respiration difficile, audible, sans ambigüité. Ma langue s'anime, elle s'enroule autour de la sienne, nous jouons à l'intérieur de nos bouches unies. J'avale une salive abondante. Peut-être la mienne, peut-être pas, peu m'importe. Son souffle aussi est audible. Je rouvre les yeux, nos regards se verrouillent l'un dans l'autre, nous reculons quelque peu pour mieux nous voir. Nos langues s'arrêtent, nos lèvres seules prennent le relais. C'est bien plus doux, et étonnamment tout aussi fort, de simplement s'échanger des salves de bisous ainsi !
Le train s'arrête, la voix numérisée annonce le terminus. Ma compagne de trajet, curieuse expression, s'affole soudain. Nous empoignons nos affaires et descendons sur le quai, jusqu'à un banc. Je comprends que nous étions tellement occupées que nous avons loupé l'arrêt. Je cherche des yeux un afficheur donnant le temps d'attente et la voie du prochain train en sens inverse, elle me rassure: "Mon arrêt était juste le précédent. A partir d'ici ça ne représente que quelques minutes de marche supplémentaires." Je souris, elle fait de même. Je l'aide à remettre son sac sur le dos, j'empoigne le mien, et nous quittons la gare. Dans la rue, elle prend ma main. Durant notre trajet nous marquerons plusieurs pauses afin de nous émerveiller comme des gamines devant diverses illuminations, sans doute une autre conséquence de ce lien qui s'est établi entre nous, malgré nous peut-être.
Nous achevons cette balade nocturne qui nous remet les idées en ordre devant une porte cochère. Elle lâche ma main pour pianoter sur le digicode. Je ne puis m'empêcher de penser au sketch du type complètement cuit qui a oublié son code et tente de négocier avec la machine. Je lui ressors un extrait, elle me répond: "Ne m'embrouillez pas, j'essaie de me concentrer !" Nous éclatons de rire de concert. Une porte dérobée s'ouvre, je la suis dans une rue intérieure. Autour de nous, de toutes petites maisons toutes quasiment identiques. Nous nous dirigeons vers l'entrée de l'une d'elles. Elle ne sort pas de clé, sa porte est également équipée d'un digicode, dont la combinaison de chiffres semble bien plus longue. Elle en vient à bout sans difficulté, et m'invite à passer devant: "Je vous aurais volontiers enlacée sur le pas de la porte, mais j'ai une envie de faire pipi qui commence à devenir urgente. Mettez-vous à l'aise en attendant, après je serai toute à vous." "Toute à moi ?", reprends-je malicieusement. "Vous avez bien entendu", confirme-t-elle en filant vers la salle de bain, après s'être délestée de ses affaires dans un fauteuil. »

Marché de Noël [Ch.02]

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